La Palestine comme écran, ou comment passer “de l’autre côte du miroir”. Le cinéma de Kamal Aljafari

Laure Fourest

Cinémas arabes du XXIe siècle. Nouveaux territoires, nouveaux, Revue des mondes musulmans et de la Meditérranée, No.134

December 2013


Si tu peux modeler ton passé selon ton désir,
et non tel qu'il fut,
induire demain d'un ciel
soupirant pour la terre
entre une guerre et une guerre,
alors tu survivras.
” 
––    Wafa Hourani, extrait de « Jacob to his son Josef », 20121

        Cet article propose d'explorer dans quelle mesure un artiste parvient à s'emparer des images produites dans son pays par ceux qui l'ont colonisé et/ou occupé, pour écrire visuellement sa propre histoire et construire son identité au présent. Je m'appuierai ici sur le travail de Kamal Aljafari, cinéaste et artiste palestinien contemporain, qui fait de cette question l'enjeu central de son travail. Si l'usage d'images d'archives provenant de fonds étrangers est devenu une pratique courante des cinéastes palestiniens au cours des années 20022, Aljafari est l'un des rares qui en interrogent les enjeux, questionnement qu'il décline à la fois dans ses films et dans ses installations. Cet article se base sur l'analyse de son film Port of Memory [2009]. Cinéaste et artiste contemporain aujourd'hui reconnu, Aljafari est né à Ramle en 1972 d'une famille originaire de Jaffa3, où une partie de ses membres vit toujours. Il appartient à la génération des cinéastes qui a émergé au cours de la seconde Intifada, dont les films, courts et longs-métrages, gagnent en visibilité internationale. La Palestine reste la préoccupation centrale de cette génération, mais les problématiques qu'ils choisissent de traiter diffèrent d'une communauté à l'autre. Si les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie explorent principalement les manifestations et effets de l’occupation israélienne, les préoccupations des Palestiniens d'Israël, dont fait partie Aljafari, se cristallisent, parfois en terme colonial, autour du sentiment d'être des étrangers dans leur propre pays et du rapport problématique à l'Autre4 israélien, à la fois ennemi et concitoyen.

        L'effervescence nouvelle qu'a connue la production cinématographique palestinienne depuis les années 2000 est cependant passée pour le moins inaperçue aux yeux des Palestiniens d'Israël et des Territoires palestiniens occupés, où je n'ai cessé d'entendre tout au long de ces dernières années5: « El-sînema el-falestînîye ? Fî?»6. La moue dubitative qui l'accompagne est sans appel : pour les Palestiniens, cinéma ne rime pas avec Palestine. Et pourtant, la Palestine en tant que cause est un motif récurrent des cinématographies révolutionnaires, puis engagées, dans le monde depuis les années 1960 (Hennebelle et Khayati, 1977). Elle en est même devenue une métaphore, celle du combat politique, anti impérialiste pour certains, celle de la résistance arabe et/ou musulmane à un certain Occident pour d'autres, ou encore pivot des discours politiques sur l’arabité. Ainsi, le terme même de Palestine est devenu écran, surface déterminée mais relativement plane sur laquelle les projections les plus diverses viennent se cristalliser. L'écran révèle, mais il dissimule tout autant. Devenue métaphore, la Palestine s'en oublie elle-même. Le rapport de ces cinéastes à « la Palestine comme métaphore » (Darwich, 1997) est un jeu complexe qui mêle volonté de donner une « autre image de la Palestine » (une image qui parvienne à « crever » l'écran) et difficulté à se dégager des images puissantes qui en ont été générées par le conflit, par Israël et par certains médias occidentaux. 

        « Palestine », du signifiant aux signifiés

        La notion d’écran a été largement travaillée notamment en anthropologie et en études des media. Initiateur de la screenology, Huhtamo insiste sur le fait qu'« à mesure qu'ils deviennent partie intégrante de nos pratiques quotidiennes, les écrans ont tendance à devenir invisibles ; ils médiatisent les perceptions et les interactions, effaçant ce faisant leurs identités propres. On ne regarde pas l'écran mais ce qu'il transmet. Mais il y a plus : les écrans cachent aussi l'histoire de leur propre évolution, devenant des sortes de non-présences permanentes » (2012; 145).

        Parler de la Palestine comme écran, c'est tenter de distinguer, par une analyse historique et contemporaine, les représentations que le terme appelle (« ce qu'il transmet ») de ce à quoi il est censé se référer « réellement » et qui pose problème.7

        Adoptons d'abord une approche linguistique du terme « Palestine » pour prendre la mesure de la distance croissante qui sépare le signifiant de son signifié, au point que les contours de ce dernier sont aujourd'hui bien flous. Il semble s'être profondément décollé de ce qu'il a pu désigner à une époque, et flotter dans une indétermination surchargée des représentations qui lui sont associées. Cette indétermination trouverait sa source non pas en 1948, ni même en 1967, mais en 1988, quand Arafat renonce à la lutte armée et reconnaît l'existence de l'État d'Israël. Alors que jusque-là le terme de Palestine désignait sans ambiguïté tout le territoire sous mandat britannique, la reconnaissance de l'État d'Israël implique de renoncer à cette définition, de la réduire à un territoire tronqué qui ne coïncide plus avec la carte géographique imaginée que forment les Palestiniens dispersés. Cette reconnaissance a en quelque sorte entériné l'éclatement de l'unité palestinienne qui n'était désormais plus symboliquement territorialisée, à savoir qu'elle ne se projetait plus sur un territoire encore politiquement revendiqué.

        Distinguons d'emblée le signifiant « Palestine » des signifiés dont il est porteur et qui n'ont cessé de se multiplier. Envisageons d'abord le terme « Palestine » comme une surface8 sur laquelle se superposent et souvent s'opposent les représentations que s'en font des acteurs antagonistes. On peut adopter une démarche historique sommaire et convoquer d'abord l'acception chrétienne du terme qui en fait l'équivalent de la Terre Sainte, objet des Croisades dès le xie siècle, et bien plus tard, pour les biblistes du xixe siècle, un enjeu visant à prouver la véracité historique de la Bible (Sanbar, 2004). Pour les sionistes, la Palestine était plutôt cette terre aride et déserte attendant d'être conquise et ensemencée. C'était une Palestine sans Palestiniens. Puis, en 1948, la Palestine disparaît de la carte mondiale, et ce sont « les Palestiniens » qui deviennent l'enjeu des représentations, réfugiés en 1948, terroristes pour Hollywood dès les années 1970 (Said, 1978). Simultanément, « la cause palestinienne », troisième « objet naturel »9 (Veyne, 1996), a commencé à fonctionner comme étendard et a été utilisée à des fins diverses, par les mouvements internationalistes, anti-impérialistes et tiers-mondistes des années 1970, et par les gouvernements des pays voisins (Said, 1980). Ces trois objets, « Palestine », « Palestiniens », « cause palestinienne », ne se contentent pas de se faire les réceptacles de représentations, mais les réfractent et les démultiplient: ces termes, tellement chargés de représentations concurrentes, en appellent toujours plus, les provoquent, les produisent.

        Absence de référent territorial permettant une définition claire, multiplicité de définitions antagonistes forgées par des regards étrangers, la Palestine semble aujourd'hui être devenue insaisissable, la multitude des images censées la circonscrire traduisant sans doute cet échec de la représentation juste. Ainsi, plus qu'une surface neutre accueillant les images et les définitions qu'il inspire, le nom « Palestine » est devenu un écran qui, de ce fait, agit sur ces dernières dans la mesure où il les capte, les provoque et les réfracte, tout en faisant écran à ce qu'elle serait vraiment. Il serait absurde de suggérer qu'il existe un objet naturel « Palestine » qu'il faudrait tenter de retrouver sous les couches de représentations, que cette entité existerait hors représentations, par elle-même. L'objet de cette quête sans fin serait plutôt la justesse de la représentation, un moyen de combler le vide qu'a laissé la disparition du territoire, de faire à nouveau coïncider le signifiant avec un signifié juste (dans le sens de justesse, sinon de justice).

        Ce sentiment de vide est clairement exprimé dans les films de certains réalisateurs palestiniens de nationalité israélienne, tels qu'Elia Suleiman, Tawfik Abu Wael ou encore Kamal Aljafari, par la lenteur du rythme, l'impression qu'il ne s'y passe rien, l'ennui latent et le sentiment de dépression qui peut en émaner.10 Ces films travaillent la problématique du nom, de l'être et du territoire en son centre névralgique, ils explorent cette béance sans prétendre la couvrir désespérément par de nouvelles représentations, mais en lui faisant face, en la prenant pour ce qu'elle est, en recréant à partir d'elle et en brisant les écrans.

        Emprunter les images de l'Autre

        Poser la question de la représentation de soi, c'est-à-dire de la définition de soi, dans le contexte palestinien, appelle à interroger la manière dont les « branchements » (Amselle, 2005) entre des modalités de représentations concurrentes (qui déterminent de manière fondamentale les enjeux et stratégies géopolitiques à l'ouvre dans l'histoire du conflit) s'effectuent.

        Si l'on considère la production cinématographique palestinienne des dix dernières années, deux éléments attirent l'attention. D'une part, les images d’archives intégrées dans les films proviennent très souvent de fonds européens et israéliens (voire américains pour les plus récents) dans la diégèse de ces films, qu'ils soient des films de fiction ou des documentaires. Et d'autre part, les enjeux de ces emprunts ne sont que très rarement interrogés, comme si une image ne portait aucune trace de son contexte de production, comme si la seule chose qui comptait était le regard que porte le cinéaste sur elle et le sens qu'il choisit de lui donner en l'insérant entre ses propres images. On trouve notamment cette pratique dans le film par ailleurs très fort de Rima Essa, Ashes (Cendres, 2001), qui utilise des images datant de 1948 tournées par des opérateurs sionistes pour les opposer frontalement aux bribes de mémoire qu'elle tente d'extirper à sa mère. Ces images sont mobilisées comme preuve du discours politique militant que tient Essa dans le réquisitoire qu'elle dresse contre la génération de sa mère accusée d'avoir abandonné la terre. À aucun moment le fait que ces images aient été tournées par les vainqueurs n'est mentionné ni remis en question, alors même que, si l’on fait abstraction de la lecture qu'elle en donne, le spectateur peut y voir une ligne de discours bien différente, ce qui crée une béance inexplorée dans le propos de la réalisatrice. Je pense ici à une courte séquence montrant la reddition d'un village: le mukhtâr (maire) s'avance vers un officier sioniste pour lui remettre son drapeau blanc. La scène serait relativement univoque si elle s'arrêtait là: les villageois ont bien choisi de ne pas se battre et peuvent donc être tenus responsables de la perte de la terre par leurs descendants. Mais à bien regarder le dernier quart de seconde de l'extrait on y voit l'amorce d'un geste de l'officier qui semble repousser le drapeau. Ce geste pointe vers une histoire, non dite, qui dépasse largement le propos unidimensionnel que veut lui faire tenir la réalisatrice. En un sens, la provenance des images mobilisées par Essa importe visiblement peu pour elle. Le travail de Kamal Aljafari s'attache à l'inverse à questionner ce que ces images produites par l'Autre ne montrent pas, en y débusquant les traces qui y subsistent (Swedenburg, 2009). Port of Memory s'inscrit dans la continuité de son premier film documentaire, The Roof [2006], dans lequel il suit deux familles palestiniennes de Jaffa (la sienne et ses voisins) menacées d'expulsion par la municipalité israélienne qui, sous couvert de mener une politique de restauration de la ville, s’emploie, selon le schéma classique de la gentrification11, à en expulser les habitants palestiniens pour les remplacer par une population de « bourgeois-bohêmes » juifs désireux de s'éloigner un peu de l'agitation de Tel Aviv. Dans Port of Memory, Aljafari reprend le thème de la disparition et de la dépossession en proposant un dispositif esthétique et une réflexion historique qui ambitionne de les conjurer.

        Port of Memory, le lieu au-delà du nom

        Port of Memory se présente d'abord comme une histoire d'expulsion et d'effacement, celle d'un homme (on apprend au cours du film qu'il s'appelle Salim), de sa sœur et de sa mère, en butte au phénomène de gentrification orchestré par la municipalité de la ville où ils habitent, dont le nom n'est jamais mentionné. L'affaire semble longue et compliquée, un processus d'expropriation qui a débuté dix ans plus tôt et qui s'appuie non pas sur des arguments d'utilité publique mais sur le déni de légalité: l'administration affirme que Salim et sa famille occupent illégalement la maison que son père a achetée quarante ans auparavant, et le malheur veut que l'avocat douteux auquel Salim fait appel a perdu ses documents de propriété.


        Les voilà expulsés symboliquement avant même que de l’être concrètement, transformés en fantômes de leur propre vie et de leur propre histoire. Mais il y a plus. Aljafari filme longuement ce quartier qui semble tombé en déshérence, où apparaît sur les murs des maisons abandonnées la palpitation de fantômes qui donnent une impression de profondeur et de vie à ces lieux : les fenêtres murées des maisons regardent le spectateur de leurs yeux noirs et écarquillés, la lumière orangée des lampadaires révèle d'étranges visages dans l'ombre des arbres qui dansent sur les murs, une ville qui semble, à l'image de ses habitants, expulsée d'elle-même, fantôme peuplé de fantômes, appelée à disparaître sous les fondations de la ville nouvelle à venir. Le glissement se poursuit petit à petit pour se muer en un troisième type d'expulsion, celle hors de l'image. Et c'est cette étape que le spectateur non-averti peine à franchir. On sent bien que l'image change de grain, change de nature dans ce dernier quart du film, que certaines images n'ont, semble-t-il, rien à voir avec la diégèse : que vient faire Chuck Norris12 dans tout cela ? À ce point, seule une petite recherche permet de mesurer la portée de ce que propose Aljafari, à savoir une mise en lumière de la façon dont le rapport de force entre les habitants d'un lieu et un pouvoir qui leur est hostile se joue également, et de manière non moins puissante, dans les imaginaires.

        Aljafari insère dans son film trois séquences qu'il emprunte à des films réalisés par d'autres que lui et qui ont pour point commun d'effacer les habitants de leurs lieux. La première citation est tirée d'une Vie de Jésus télévisée telle qu'il en existe tant en circulation dans les communautés chrétiennes du Moyen-Orient. Informée par un regard orientaliste très marqué, elle apparaît sur l'écran de la télévision que sont en train de regarder la voisine de Salim et sa mère, autres personnages menacés d'expulsion dans le film. Un chat roux alangui trône sur le poste, somnolant, tandis que sous lui, le Christ se fait baptiser par Jean-Baptiste. La scène culmine au moment où la queue mobile du chat balaye l'écran et semble congédier la colombe de l’Esprit saint qui descend du ciel pour bénir le messie.


        Les deux autres citations sont insérées l'une à la suite de l'autre dans le corps du film. Un premier visionnage ne permet pas de déterminer avec précision leurs bornes et ce flou travaillé permet aux citations de parler directement au présent. Alors que Salim contemple la mer, l'écho d'une chanson se fait entendre, musique extra-diégétique qui introduit la seconde citation : on y voit un bateau de pêcheur tanguer sur la mer, puis un homme à casquette marcher en chantant une chanson nostalgique en hébreu. Il déambule dans un paysage urbain déshérité, maisons en ruine, ruelles désertes et terrains vagues. Le sentiment de décalage intervient quand la silhouette fantomatique de Salim épie le chanteur au coin d'une rue, puis, quelques secondes plus tard, se substitue à lui pour poursuivre sa déambulation dans le paysage de la fiction. Après un court retour à la diégèse, un fondu sonore propulse le spectateur dans une course poursuite automobile, un mini-van blanc et la jeep qui l'a pris en chasse dévalant à grands rebonds les marches que vient d'emprunter Salim. Les véhicules roulent en zigzagant dans les petites rues, Chuck Norris tirant acrobatiquement de la porte arrière du van sur les « méchants Arabes » (Shaheen, 2001) qui le poursuivent. Le sentiment de décalage se produit cette fois-ci du fait de la bande son: alors qu'une voix-off en anglais se mêle aux tirs, elle se trouve soudain éclipsée par des rires et exclamations enfantins qui semblent captés en pleine rue. La bande-son « originale » reprend rapidement ses droits pour être enfin supplantée par le fondu sonore qui annonce la séquence suivante. Un tel enchaînement ne laisse pas de déconcerter le spectateur, qui dispose d'autant moins de clés de compréhension qu'à aucun moment du film n'est fournie quelque indication que ce soit sur le lieu dans lequel l'action se déroule13.


        Les pistes d'analyse que je vais développer ici et qui situent géographiquement et politiquement le travail d’Aljafari ne doivent pas faire oublier, comme le font la plupart des critiques de Port of Memory (Atkinson, 2011; Shirazi, 2011 ; Himada, 2012), le ressenti qui préside à la première réception du film et qui fournit une clé d'analyse précieuse. Cette indétermination dans laquelle flotte le spectateur, ainsi que l'absence des termes « Palestine » ou « Jaffa », permettent à Aljafari de se libérer des sommes de représentations concurrentes qui émergent dès lors que ces noms sont prononcés. C'est grâce à cette relative neutralité du lieu qu'il arrive non seulement, comme nous allons le voir, à affirmer sa mémoire à l'intérieur de la mémoire de l’Autre, mais aussi à se dégager d'une lecture uniquement localisée de son travail pour explorer des dimensions de l'expérience humaine qui dépassent largement le cadre du Moyen-Orient. L'aurait-il nommé, ce passage du national à l'universel, du langage politique au langage cinématographique n'aurait sans doute pas fonctionné en raison de la charge sémantique démesurée attachée au terme « Palestine ». En ne la nommant pas, il rend à la Palestine sa puissance f métaphorique car il lui redonne un référent, un lieu, là où, perdue sous les multiples représentations successives et simultanées, elle n'était plus qu'écran.

        Briser les écrans

        Chacune des trois citations mobilisées par Aljafari reflète un type de représentation développée par un Autre (britannique, israélien, américain) sur la Palestine, et qui enferme le Palestinien dans un stéréotype ou, plus radicalement, le fait disparaître de l'image. Le premier extrait, celui de la Vie de Jésus, n'est pas crédité au générique, mais provient d'une cassette vidéo que j'ai trouvée à Ramallah14. Produite en 1980 par une société de production californienne, la jaquette est en hébreu, et le film a été doublé en arabe. La mise en scène orientaliste s'inscrit dans la continuité du regard des créationnistes anglicans du milieu du XIXe siècle qui cherchèrent à prouver, par l'image, la véracité historique du récit de la Genèse en installant leur appareil photographique de manière à ce que les paysages de Palestine illustrent le texte biblique. Ces photographies, largement diffusées, ignoraient la présence de la population palestinienne autochtone, ou ne les incluaient dans le cadre que sous forme de Bédouins semblant venus directement des temps bibliques. Elias Sanbar explique combien ce type de représentation, qui prévalut 'en Europe dès cette époque, a donné une assise considérable aux premières revendications sionistes par le terreau favorable qu'il produisit (Sanbar, 2004). La mise en scène de cet extrait dans Port of Memory, donne lieu à l'une des rares séquencées du film qui provoque le rire des spectateurs, cette représentation étant évacuée d'un revers de queue par le chat qui paresse sur le téléviseur.


        Les deux autres citations questionnent des représentations plus contemporaines. La déambulation mélodique du personnage à casquette, filmée à Jaffa15, est tirée de Kazablan (1974] de Menahem Golan, l'un des cinéastes israéliens les plus populaires. Kazablan fait partie de ce genre cinématographique extrêmement populaire en Israël à partir de la fin des années 1960 que l'on appelle « comédie Boureka ». Il s'agit de comédies musicales dont les histoires d'amour entre Ashkénazes (Juifs d'Europe de l'est) et Séfarades (Juifs maghrébins et orientaux, principalement arabes) étaient destinées à réconcilier les deux communautés et à célébrer l'unité israélienne. Les seuls Arabes présentés à l'écran étaient les Séfarades qui se substituaient à la population palestinienne pourtant encore largement présente dans la ville. Qualifié de « Roméo et Juliette » israélien par la critique, l'histoire se déroule sur fond de projets de réaménagement urbain de Jaffa qui provoquent l'expulsion du petit peuple séfarade qui y habite. Entre l'histoire de Aljafari et celle du film Kazablan, le contexte est équivalent, seuls les protagonistes changent, les Palestiniens dans l'un étant littéralement remplacés par les Juifs séfarades dans l'autre. Dans la chanson « Yesh Makom » (« Il est un lieu »), le personnage principal chante sa nostalgie pour Casablanca, sa ville de naissance, mais les paroles ne mentionnent pas le nom de la ville, ce qui fait que, insérée dans le film de Aljafari, elle pourrait aussi bien désigner Jaffa et la nostalgie que ressent ce dernier pour la ville de son enfance qui a aujourd'hui presque entièrement perdu son visage palestinien. Si l'on se souvient maintenant du peu d'indices contextuels dont dispose le spectateur, c'est en fait bien ce dernier sens qui ressort: Aljafari reprend possession de cette chanson et la re-adressant à sa ville, Jaffa. « Cette chanson est la mienne » conclut-il dans un entretien (Himada, 2012), permettant ainsi à l'hébreu, pour reprendre les mots de Limbrick, « de servir de récit à l'expérience palestinienne »16 (Limbrick, 2012: 240).

        Rectifier le passé

        Aljafari exploite plus avant cette séquence de Kazablan. Prenant acte du fait que Jaffa a servi de décor pour des dizaines de films israéliens et hollywoodiens depuis les années 1960, et que sa population palestinienne en a été systématiquement expulsée hors-cadre, il se saisit de cette citation pour y réinsérer une présence palestinienne et ainsi rectifier l'histoire visuelle du lieu. Le spectateur voit ainsi apparaître Salim aux côtés de Yoram Gaom, l'acteur principal, et bientôt prendre sa place dans le décor du film. Techniquement, le procédé est connu: le cinéaste a fait venir Salim en Allemagne où, disposant des équipements nécessaires, il l'a fait marcher devant un écran vert à la place duquel il a ensuite inséré les images de Kazablan. Par ailleurs, en la comparant au film original, on se rend compte que Aljafari a remonté la séquence avec des plans de Jaffa issus d'autres moments de Kazablan afin de faire durer la déambulation de Salim. Aljafari explique sa démarche:

En cadrant et filmant quelque chose suffisamment longtemps, vous pouvez le revendiquer, en lui donnant une importance spéciale, que ce soit une pierre ou un visage humain.
Ce que j'essaie de faire dans The Roof et Port of Memory, c'est de porter attention à ces lieux, de les revendiquer. De les revendiquer personnellement (Himada, 2012).
17

        Aljafari emploie un procédé équivalent dans la troisième citation. Cette séquence est ici tirée de Delta Force (1986), un film d'action américain dans lequel Chuck Norris et son escouade se battent contre des terroristes libanais qui ont pris un avion en otage, et en séquestrent les passagers juifs. Détail intéressant, le réalisateur n'est autre que Menahem Golan qui, depuis Kazablan, a émigré aux États-Unis où il est devenu l'un des producteurs de films d'action populaires les plus importants de l'époque. L'action se déroule principalement à Beyrouth où la guerre civile fait rage, mais le film fut tourné entièrement en Israël et surtout à Jaffa, qui fut transformée à cette occasion en plateau de tournage, le réalisateur n'hésitant pas à infliger aux bâtiments, pour les besoins de l'action, de réels dommages qui vont des impacts de balles à la destruction partielle ou totale18. Quant aux « méchants Arabes », libanais dans le film, ils sont joués par des acteurs juifs séfarades. La séquence de la course poursuite dans les rues de Beyrouth/Jaffa a été entièrement remontée par Aljafari, au son comme à l'image19. À l'image pour raccourcir la scène tout en lui conservant son rythme, et au son de manière à y introduire, à nouveau, une présence palestinienne, celle des voix d'enfants jouant dans la rue le temps de quelques secondes. Dans ces deux séquences, Aljafari prend acte de deux types de représentations qui ont eu un impact décisif sur le sort des Palestiniens: Kazablan véhicule les représentations sionistes dominantes qui, dans leurs efforts pour faire advenir Eretz Israel, voient déjà la terre de Palestine vidée de ses habitants palestiniens. Quant à Delta Force, on peut y lire à la fois la mise en æuvre de la manière dont Hollywood s'est attaché dans les quarante dernières années à véhiculer une image du Palestinien terroriste, brute et arriéré (Said, 1981; Sanbar, 2004; Shaheen, 2001), et l'influence de premier ordre qu’ont exercée des personnages comme Menahem Golan sur cette industrie, puisque le film opère une double substitution : les terroristes ne sont pas palestiniens mais libanais, et sont en plus joués par des Sefarades.

        Le plan qui suit la séquence de Chuck Norris montre Salim endormi sur son lit, qui rêve (on entend sa voix, en off): « C'est Salim. Tu as trouvé les documents ? Où ça ? Ah... » Il se réveille alors, s'assoit sur le bord du lit et encore embué de rêve, se saisit du téléphone mais ne fait qu'en écouter la tonalité vide. Il a rêvé que l'avocat avait retrouvé ses documents de propriété, mais peut-être a-t-il aussi rêvé les séquences qui précèdent, sa déambulation dans la ville de Kazablan et sa présence dans les rues de Jaffa où il jouait étant enfant. L'aspect fantomatique de la ville filmée par Aljafari finit de conférer au film une atmosphère onirique, mais l'identité du rêveur demeure floue: Salim et ses proches tentent de survivre dans le rêve sioniste d'une Jaffa sans Palestiniens (rêve mis en images dans Kazablan et Chuck Norris); les Israéliens vivent aujourd'hui sur un territoire dont les Palestiniens ne font plus que rêver, à savoir la Palestine historique. Qui vit dans le rêve de qui? C'est sur cette question sans réponse que se finit De l'autre côté du miroir: Alice a-t-elle rêvé du Roi Rouge endormi et des aventures qu'elle a vécues, ou elle et sa vie de petite fille anglaise sont-elles rêvées par le Roi Rouge ? Dans le cas qui nous intéresse, la question serait plutôt : qui vit dans le cauchemar de qui ? Reconquérir une place dans le rêve de l'autre dont il nous a expulsé devient alors un défi primordial. Passer de l'autre côté du miroir, c'est donc tenter de se défaire des couches de représentations adverses qui obscurcissent la vision, et atteindre l'imaginaire de l'autre, qui informe ses actions dans le réel. Mais peut-être plus encore, c'est aussi proposer une autre approche d'une réalité qui semble bloquée, d'un conflit qui, pris dans les termes géopolitiques conventionnels, ne trouve aucune issue. C'est faire un détour par un monde où, comme dans le livre de Lewis Carroll, les lois physiques et humaines fonctionnent à l'inverse de leur logique habituelle, où il faut aller dans la direction inverse de là où l'on souhaite aller pour atteindre son but, où il existe une forêt qui efface les noms des gens et des lieux. Un monde qui ne fournit aucune réponse mais multiplie les questions et ouvre un espace où il devient à nouveau possible de penser et créer.

        Ainsi, au lieu de proposer un simple contre-récit palestinien au récit historique israélien, analyse à laquelle certains critiques se sont arrêtés (Shirazi, 2012), Aljafari s'empare des images de l'Autre pour les corriger et tenter de rectifier la mémoire collective israélienne qu'elles ont contribué à forger en y revendiquant la place légitime qu'elles lui refusent. Il s'attache à briser la surface apparemment uniforme des écrans que constituent les multiples représentations concurrentes de la Palestine et des Palestiniens, à suivre leurs lignes de faille et à s'y engouffrer pour en dire les zones d'ombre et les rectifier. Le cinéma lui permet ainsi, en quelque sorte, de modifier le passé en en corrigeant ses images.
ENDNOTES
1        Wafa Hourani est un artiste contemporain palestinien. Il a écrit ce texte comme note d'intention de sa série de sculptures intitulée « Darwin was a Palestinian », 2009-2012, exposée notamment à Berlin, Ancona, Florence, Mechelen et New-York en 2012. Toutes les traductions de cet article ont été effectuées par l'auteure.
2        Citons, à titre d'exemple, Le Sel de la mer (Annemarie Jacir, 2008]; To my Father (Abdessalam Shehadeh, 2008]; Zindeeq [Michel Khleifi, 2009), This is My Picture When I Was Dead [Mahmoud el-Massad, 2010).
3        Villes palestiniennes situées en Israël depuis 1948. Autrefois l'une des villes les plus prospères de Palestine, Jaffa est aujourd'hui un faubourg déshérité de Tel Aviv. La minorité de Palestiniens qui n'ont pas été expulsés en 1948 ou, plus tard, en 1967, forme aujourd'hui près de 20% de la population israélienne.
4        Le terme « Autre » renvoie ici à ceux qui, en Israël, à Hollywood et dans un certain nombre de media internationaux, produisent des images de la Palestine et des Palestiniens que ces derniers jugent inexactes et qu'ils cherchent à contrebalancer.
5        Enquêtes de terrain effectuées dans le cadre du Master puis du doctorat entre 2006 et 2012.
6        «Le cinéma palestinien, ça existe?».
7        Si la screenology envisage les écrans « comme à la fois réalités matérielles et entités discursives. » (2009; 1), J'utilise ici ce terme dans ses dimensions discursives d'une part, et métaphoriques de l'autre.
8        Huhtamo définit l'écran comme « surface d'information » (2004; 2). Les termes de « surface », «miroir», « fenêtre » et « porte » reviennent régulièrement dans son analyse comme autant de supports partageant des caractéristiques communes: le fait de cacher autant que de révéler, cadres qui ouvrent sur d'autres dimensions/mondes, etc. (2009; 4).
9        Veyne définit la notion d'« objet naturel » selon Foucault comme une construction mentale, une manière de considérer des entités construites historiquement tels que l'État, la Société, le Peuple, etc. comme des entités a-historiques et figées, existant par elles-mêmes indépendamment des pratiques et des discours qui les ont pourtant façonnées. La méthode généalogique de Foucault vise à déconstruire ces objets naturels en les historicisant, en faisant émerger les pratiques et les discours qui ne cessent de les faire exister.
10        J'ai été invitée à présenter Port of Memory une dizaine de fois, dans les Territoires occupés et en France, et j'ai pu constater que ce ressenti était partagé par les spectateurs de manière unanime.
11        Terme par lequel la sociologie urbaine désigne un processus de transformation économique et social d'un quartier au profit de catégories sociales supérieures.
12        Chuck Norris, acteur américain spécialiste en arts martiaux, est l'une des stars hollywoodiennes les plus.
13        Les seuls indices nécessitent une connaissance linguistique minimale: arabe et hébreu sont utilisés dans le film à l'oral comme à l'écrit. Il est par ailleurs fait mention de la monnaie locale, le shekel, et du nom de la société de logement municipale « Amidar », indices qui laissent supposer au spectateur un peu averti que le film se passe en Israël, mais le nom de Jaffa n'apparaît qu'au générique final.
14        Merci à Salim Abu Jabal.
15        Jaffa faait l'objet depuis le milieu des années 1990 d'une politique de réhabilitation qui conduit de facto stiniens et à sa iudéisation. La séquence originale est visible dans son intégralité sur YouTube: ︎︎︎https://www.youtube.com/watch?v=ilMj5R-ot94&feature=related.
16        «…allow the Hebrew language to serve as the narration for a Palestinian experience ».
17        «With framing, and by shooting something for a long time, you can claim it, giving it a special importance, be it a stone or a human face. What I am trying to do in The Roof and in Port of Memory is to give attention to these places, reclaim them. Personally reclaim them ».
18        Aljafari détaille ce point dans la note d'intention accompagnant l'installation « Not Without Me » qu'il a exposé en 2010 à Harvard: « Along with Chuck Norris, scores of Hollywood and Israeli actors participated in the cinematic occupation of Jaffa. The Israeli producer Menahem Golan was the first director to shoot a film in Jaffa after the 1948 war, the 1963 production Aldorado. He subsequently based his entire career on Jaffa, using it as his private film set ». In the Delta Force, « the real, real-time demolition of a number of buildings is worked in as “action-effects” ».
19        Voir la séquence originale sur Youtube:︎︎︎http://www.youtube.com/watch?v=vzfO-YUaVis&feature=related
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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