August 23th 2024
Film Review
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LE BRUIT DE L'AMER


        ︎︎︎A Fidai Film
on Hors champ n°155
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On the occasion of États généraux du film documentaire, Lussas
A Fidai Film affiche l’ambition de prendre part à la lutte du peuple palestinien (fidai signifie « combattant » en arabe). En 1982, l'armée israélienne pille le Centre de recherche palestinien, branche académique de l’Organisation de libération de la Palestine. C’est là qu’était conservée une riche collection d’images filmées entre les années 1920 et 1980, par les Britanniques et les Israélien·nes, mais également par les Palestinien·es elleux-même, montrant des scènes de vie quotidienne (le travail agricole, les places de marché, la vie citadine) du quotidien colonial (contrôle de la population, entraînements militaires, violences contre la population) et des exactions contre les colonisé·es (ruines, camps de réfugié·es, corps meurtris par la guerre).

Kamal Aljafari n’est parvenu à récupérer qu’un certain nombre de ces archives, leur accessibilité étant très limitée. La confiscation de ces documents s’inscrit dans la lignée des spoliations systématiques de la mémoire du peuple palestinien. À partir de ces images retrouvées ainsi que de films de propagande et de fiction israéliens, il reconstitue une mémoire disparue. Un ample travail de recherche et de montage d’images qui a nécessité la recréation d’une bande-son pour « pour redonner vie aux séquences d’archives, qui autrement seraient mortes » (1).

On emploie généralement le son pour renforcer la crédibilité d’images. Ici, Aljafari rejette tout travail naturaliste de la sonorisation des archives, pour produire ses propres correspondances entre les sons et les images. En brisant le lien diégétique entre l’image et le son, il opère comme un trou dans la représentation audiovisuelle. L’image cinématographique est atrophiée, déchirement qui expose la spoliation de la représentation palestinienne. La présence humaine, en particulier, est laissée volontairement silencieuse. La fabrication d’atmosphères inorganiques — souffle du vent, échos caverneux — lui confère une dimension spectrale.

Défaire le silence
Combler l’absence de cette mémoire nécessite aussi d’incarner ces formes que l’on a voulu faire disparaître. Au coeur d’une longue introduction, on entend une comptine chantonnée par un enfant. La caméra glisse sur le bord de mer et une ville apparaît. La voix de l’enfant se mêle aux sons de vagues et d’oiseaux. Le surgissement de la comptine depuis un autre espace-temps se fait l’écho d’une paix révolue. Cette séquence renvoie à l’un des textes qui émaillent le film. Il lie précisément la question du son à celle du souvenir : « Quand il atteignit les abords de Haïfa, arrivant en voiture de Jérusalem, Saïd S. eut la sensation que quelque chose liait sa langue, le contraignant au silence, et il sentit un grand chagrin l’envahir. Il fut un instant tenté de rebrousser chemin, et sans même la regarder il sut qu’elle avait commencé à pleurer silencieusement. Puis, soudain, le son de la mer arriva, exactement le même qu’avant. » (2) Le bruit de la mer, qu’on entend régulièrement, participe à cet égard de la convocation du passé. En l’entendant, læ spectateur·ice fait l’expérience d’une réalité qu’iel sait pourtant ne plus exister, comme le protagoniste de Retour à Haïfa retrouve les sensations d’un territoire qui lui est cher.

Reprendre le son
Ravivant ces archives, le son permet également de rendre sensibles les exactions. Aljafari réemploie les images d’un camp de réfugié·es palestinien·nes destinées à révéler les conditions de vie de celleux qui y habitent. Ce film, pillé par l’armée israélienne, a été détourné à des fins de renseignement, analysé et annoté — les annotations apparaissent par-dessus les images. Elles montrent un garçon marchant dans la boue. Sa chaussure s’enfonce dans la substance visqueuse, il la perd à plusieurs reprises. On n’entend alors plus que le bruit de ses pas dans le magma terreux. Ce bruitage qu’Aljafari ajoute aux images, l’isolement et l’amplification de ce son, rendent parfaitement tangible la fatigue qu’implique chacune des foulées du personnage. La sonorisation de ces archives redonne leur matérialité aux violences que l’État d’Israël voudrait nier, ramenant de cette manière les images à leur origine dénonciatrice. Elle est un geste d’affirmation autant que de réappropriation de l’histoire de la souffrance des Palestinien·es.

Ce geste est d’autant plus significatif lorsqu’il s’agit de la voix humaine. Après une séquence montrant les dévastations d’un attentat à la bombe meurtrier contre des réfugié·es palestinien·nes à Beyrouth, une femme pleure. Inaudible, on perçoit à peine quelques débuts de syllabes, aussitôt coupés au montage par Aljafari.
L’interdiction d’exprimer sa peine trouve un contrepoint dans l’alternance avec des extraits de films israéliens, exprimant la jouissance des colons d’être ici ou d’avoir été là. On apprendra plus tard que les images de l’attentat sont filmées pour la télévision britannique, commentées en anglais : les victimes, elles, ne parlent pas. Réappropriation du discours sur soi, la séquence s’achève par un nouveau plan de la femme, cette fois en son synchrone : on entend ses mots. Au-delà de la représentation de la parole empêchée, cette reprise donne à voir son recouvrement.

Conter l’avenir

Ce rare moment de son diégétique éclaire un des procédés les plus subversifs du film. Car il n’est pas question ici de se lamenter sur un passé révolu, moins encore de se consoler par la redécouverte de sensations anciennes. En jouant sur l’écart entre la dissociation et la synchronisation narrative du son et de l’image, le film produit des décalages qui complexifient leur lecture et produisent un sens nouveau. La comptine apparaît ainsi à deux autres reprises. Sur les images d’un enfant marchant derrière un grillage, elle renvoie læ spectateur·ice à l’insouciance interdite. Sa dernière occurrence, quant à elle, est un son direct, nous informant finalement sur sa signification : à l’image, des enfants sont en cercle et reprennent les paroles en choeur — ils sont en train de jouer. La synchronisation du son et de la vision transporte læ spectateur·ice, jusqu’alors tenu·e à distance, dans l’espace de la représentation. Alors que la comptine avait d’abord évoqué la perte puis la privation, dans cet espace, le film dessine la possibilité d’une enfance heureuse. Le son invoque alors ce qui n’existe pas encore, un futur qui reste à inventer.

A Fidai film oeuvre ainsi à octroyer une puissance visionnaire aux images du passé. Plutôt que d’en appeler à l’indignation, à la compassion ou à la consolation, il fait surgir un nouvel imaginaire, donnant à voir un point de fuite désirable pour les Palestinien·es. Kamal Aljafari lutte contre la colonisation israélienne qui continue de consumer le territoire en ravivant les archives confisquées. Il défie la menace sourde et assourdissante de la disparition en ébréchant l’image par des sons nouveaux.

(1) Nicolas Feodoroff, A Fidai film : Entretien avec Kamal Aljafari, FID Marseille. En ligne : https://fidmarseille.org/en/film/a-fidai-film/.
(2) Extrait de la nouvelle Retour à Haïfa (1969) de Ghassan Kanafi, écrivain palestinien et membre du Front populaire pour la libération de la Palestine, né en 1936 à Acre et assassiné par le Mossad en 1972 à Beyrouth.

Kamal Aljafari
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