Avec et contre la vidéosurveillance. Voyage dans trois films

Romain Lefebvre


Images Documentaires N°101/102 –– Mars

March 2021

        Avec une curiosité insatiable pour les nouvelles images, Chris Marker réalise en 2011 Stopover in Dubai. Monté à partir d’images de vidéosurveillance d’aéroports, hôtels, centres commerciaux et autres parkings, le film reconstitue heure après heure le parcours d’agents secrets du Mossad coupables du meurtre d’un responsable du Hamas, Mahmoud al-Mahbouh, le 19 janvier 2010. A une époque où la vidéosurveillance n’était pas encore au cœur des débats, la démarche de Marker avait au moins deux intérêts : d’une part elle pointait le fait que la couverture des espaces par la vidéosurveillance devenait telle qu’elle permettait de mettre au jour les manœuvres de professionnels de la discrétion, et d’autre part elle démontrait, sans recours à la mise en scène du film d’espionnage, qu’un drame pouvait être contenu dans les enregistrements placides des caméras. Néanmoins l’appropriation de Marker ne détournait pas les images de vidéosurveillance de leur fonction première.

        On le sait, au cinéma la pratique du found footage a su faire feu de bois plus ou moins nobles : films de famille, bandes d’actualités, vidéos promotionnelles, etc. Et, ces dernières années, le développement des technologies numériques a encore accru les ressources, le puits sans fond d’Internet ayant de quoi donner le vertige : environ 500 heures de vidéos auraient été mises en ligne chaque minute en 2020 rien que sur YouTube, et il faudrait donc 82 années pour visionner les vidéos ajoutées en une
heure1. Or, au rayon toujours en expansion des images, un soupçon particulier pèse sur la vidéosurveillance. Qu’elle soit filmée par une caméra ou un smartphone, qu’elle totalise des milliers de vue ou aucune, qu’elle manifeste un esprit critique ou aliéné, la moindre vidéo postée par un utilisateur sur une plateforme ou un réseau social a un avantage : elle relève d’une intention, au mieux d’une forme d’adresse et de partage, au pire de communication et de valorisation. Les images de vidéosurveillance n’ont même pas cela pour elles, et tout dans leur mode de production et leur usage leur vaut d’être vilipendées : ce sont, dit-on, des images impersonnelles, automatiques, détachées de tout regard humain et entièrement au service d’une visée et d’une vision sécuritaires2. Si le montage de Marker ne s’opposait pas à cette visée, c’est qu’il s’apparentait lui-même à un minutieux travail d’investigation, rendant les événements et les images lisibles et faisant coïncider le regard du spectateur avec celui de l’enquêteur. Mais trois films récents, La Mer du milieu de Jean-Marc Chapoulie (2019), Unusual Summer de Kamal Aljafari (2020) et Ailleurs, partout d’Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter (2020), montrent qu’il est possible de s’engager sur une autre voie, celle d’un cinéma tout à la fois avec et contre les images de vidéosurveillance, ouvrant à d’autres usages et d’autres regards.


        La Mer du milieu : scène visible, scène invisible

        La Mer du milieu offre l’exemple d’un film qui entretient un rapport contrarié à son matériau. Jean-Marc Chapoulie s’est livré à une récolte impressionnante, enregistrant près de 300 heures d’images tirées de live webcams situées sur le pourtour de la Méditerranée, donnant à voir des bords de mer, mais aussi des complexes hôteliers, des ports, des églises… Or, si le cinéaste rassemble ces images, c’est pour suggérer en même temps que l’essentiel ne s’y trouve pas. En saisissant l’espace de la Méditerranée à travers l’optique des caméras de surveillance, Chapoulie est amené à pointer une déconnexion entre deux types de scènes : une scène touristique rendue visible par ces caméras, et une scène humaine et historique qui n’y apparaît pas. La tâche du cinéaste consiste dès lors à mettre le visible en rapport avec un invisible, à le creuser et le retourner, avec les moyens privilégiés du son et de la parole. Plusieurs strates sonores, comme autant d’injections de hors-champ, interviennent ainsi sur l’image.

        D’une part les conversations de Chapoulie et de son fils, enregistrées sur ordinateur en même temps que les images : échanges en « direct » qui apportent un aspect ludique et pédagogique, et, en affirmant le lien entre les images et ceux qui les regardent depuis chez eux, rattachent ces images aux points de vue divins à une dimension plus terre-à-terre. D’autre part la voix de Nathalie Quintane, enregistrée celle-ci par téléphone, qui vient combler le vide des images d’au moins trois manières. D’abord, contre l’impersonnalité des images, en témoignant d’un rapport personnel au territoire de la Méditerranée, rappelant des souvenirs d’enfance. Ensuite, contre le présent continu et plat de l’enregistrement, en s’aventurant sur le terrain de l’histoire et de l’imagination, évoquant par exemple l’Arcadie et la naissance de la piraterie. Enfin, en compensant par ses mots l’invisibilité de ceux dont la présence est indissociable de la Méditerranée contemporaine : sur l’image d’un pont de cargo chargé de containers, l’écrivaine rappelle que l’on propose de tels containers comme logement aux migrants qui arrivent, ou bien, alors que l’on voit un immense yacht dans un port, bateau fastueux contrastant avec les embarcations dites « de fortune », sa voix évoque la vision stupéfiante d’un migrant croisé au bord d’une autoroute.

        Face à l’appauvrissement que le prisme des images de vidéosurveillance fait subir à la réalité, la dimension personnelle, l’expérience et l’imagination que la parole charrie ont toutes leur importance. Mais la bande-son du film n’est pas uniquement composée de voix : les images de vidéosurveillance étant la plupart du temps silencieuses, Chapoulie s’est aussi livré à une sonorisation, suivant une méthode originale : il organisait des batailles avec sa monteuse son, s’échangeant des plans avec le défi de trouver rapidement le son adéquat. Bourdonnement d’insecte, vol d’oiseau, clignotement d’enseigne, émission de télé, conversations humaines, etc., les divers bruits entendus sont tous issus d’Internet, et cette sonorisation vient aussi en dernier lieu accuser le défaut du matériau initial. Au lieu de chercher à atteindre une ambiance mesurée, suivant une norme réaliste, Chapoulie assume l’artificialité et lorgne du côté de Jacques Tati : les sons ne se fondent pas dans l’image mais s’en détachent par leur netteté et leur volume, maintenant le spectateur à distance. Cette distance est encore entérinée par une bande musicale faite de tubes de l’été remaniés par Stéphane Bérard à l’aide un logiciel numérique, volontairement bringue balants. L’image d’une plage bondée, sur laquelle se font à la fois entendre des sons d’insectes, des éclats de voix et une réorchestration dissonante de Darla dirladada pousse à son comble cette distanciation mi-comique mi-critique. Ainsi accompagnée, l’image de vidéosurveillance devient la vision d’un monde factice, dans le cadre duquel apparaissent des figures mécaniques et désindividualisées – à peine un monde, un décor.

        Mais la position du film vis-à-vis de son matériau visuel éclate à travers un autre parti pris. La Mer du milieu ne fait en effet pas que confronter les images de vidéosurveillance à un hors-champ, elle les retourne en intégrant un contrechamp : des vidéos venues de l’autre côté de la Méditerranée, filmées par des révolutionnaires syriens qui affichent leurs revendications et se mettent en scène avec inventivité et humour. Dans l’une d’elle, un homme s’affaire à décrocher consciencieusement une caméra du mur d’une mosquée. Si les images de vidéosurveillance peuvent à l’occasion offrir des vues agréables à l’œil du touriste, ce sont néanmoins des images tendanciellement ennemies, contre lesquelles il s’agit de lutter concrètement ou symboliquement – voilà ce que semble nous dire le film. Mais cette position constitue aussi une limite : elle ne sape la fonction première des images qu’en les condamnant, en les liant au vide et à l’irréalité.


        Unusual Summer : présence et mémoire

        Le détournement effectué par Unusual Summer est plus positif. Les données de base sont dans ce cas toutes autres : les images sont ici issues d’une seule caméra, celle que le père du réalisateur avait disposée sur la façade de sa maison lors de l’été 2006, dans l’objectif de découvrir qui avait à plusieurs reprises brisé les vitres de sa voiture. L’installation répond ainsi à un motif policier : il s’agissait d’identifier un coupable. Et, parmi les cartons écrits qui ponctuent le récit, comme autant de notes ou d’observations du cinéaste, certains reconduisent ce motif, en s’interrogeant sur le passage des individus : « Est-ce lui ? ». Ce regard inquisiteur est toutefois vite dilué.

        Le cadre donne à voir un espace unique tout au long du film : face à la maison s’étalent en diagonale une route, une bande de terre qui tient lieu de parking puis, derrière un muret surmonté d’une grille, un immeuble précédé d’un jardin. Une route séparant le parking de l’autre côté de la rue est également visible dans le cadre, en haut à gauche. Dans La Mer du milieu, un échange entre Chapoulie et son fils pointe un défaut consubstantiel de la vidéosurveillance, l’envers de sa prétention à rendre l’intégralité du monde visible : tout voir implique en effet de voir tous les riens, le quelconque. Ces images, autrement dit, offrent un spectacle particulièrement ennuyeux – et qui doit l’être plus encore lorsque, au lieu de basculer d’une caméra à l’autre, il n’y en a qu’une. Face à ce matériau, on devine la tentation du cinéaste : ajouter pour conjurer l’ennui. Aljafari a d’ailleurs lui aussi procédé à une sonorisation, son bruitage étant toutefois plus mesuré et ne versant pas dans la même distance comique. Il a également fait appel à une voix, celle de sa jeune nièce, et inclus des bribes musicales. Cependant, sa démarche s’accommode d’une forme d’ennui.

        Juste après que l’on ait pu apercevoir un chat traverser le cadre, un carton, qui ne manque pas de faire penser à Jonas Mekas, indique : « Rien ne s’est passé ». Ce qui se déplie à l’image n’est que le passage du temps et des gens qui composent le voisinage, avec le caractère répétitif propre au défilé des jours. Mais, de cette absence de drame, le cinéaste fait l’occasion d’un exercice de perception. Un plastique que le vent soulève, l’ombre de la maison projetée sur la route, une mère qui rattrape sa fille tiennent lieu d’autant de micro-événements, et Aljafari recourt régulièrement à des recadrages afin d’isoler et agrandir des portions de l’image, accentuant à la fois l’importance de ce qui apparaît et l’attention qui lui est portée. Ce procédé a un revers puisque l’agrandissement des détails censé faciliter la vue implique également une aggravation de la pixellisation qui la complique, rendant les contours des êtres et des choses encore plus grossiers. Un chat qui se déplace le long du muret est ainsi à peine une forme, plutôt une tâche coulée dans le bruit numérique, que l’œil aurait peine à qualifier si son apparition n’était pas précédée d’un carton annonçant « Le chat blanc ».

        Or, là aussi, la démarche d’Aljafari s’accommode de cette définition médiocre qui fait a priori des images de vidéosurveillance un mauvais objet pour le cinéma : le fait que la vision n’est pas évidente mais ne se donne qu’au prix d’un effort lui donne de la valeur. La présence des cartons et des recadrages signale ici l’importance d’une activité du regard qui s’attache à des formes fragiles pour les tirer de l’indistinction, préciser, nommer. Au fil des passages du voisinage, le film s’enrichit ainsi de noms : Abu Rizeq, George Sousou, Bella Cohen, Yousef, les sœurs Imsess, noms parfois accompagnés de détails biographiques, de simples descriptions d’attitudes. Lorsque Bayouk, un homme qui a l’habitude de poser la main sur la carrosserie des voitures réapparaît, un carton énonce « Il est fatigué », indiquant à quel degré de perception fine le regard du cinéaste cherche à se situer, occupé à démêler des singularités dans l’apparence quelconque et grossière des images.

        Unusual Summer substitue ainsi à une logique d’identification une logique de reconnaissance d’une communauté, hors de toute indifférence. Ce changement de valeur des images de vidéosurveillance est ici indissociable de deux caractéristiques : elle n’est possible qu’en raison du rapport personnel que le cinéaste entretient avec l’espace que montrent les images et ceux qui le peuplent, lieu de sa jeunesse, mais elle se nourrit aussi du contexte particulier où s’inscrit cet espace, situé dans un quartier arabe à mauvaise réputation de Ramle, en Israël. Pour ne pas surdéterminer d’emblée le regard et étouffer l’ordinaire sous ce contexte, Aljafari a choisi de ne placer qu’au terme du film une série de textes qui en révèlent la portée. Relatant l’arrachage d’un figuier où, enfant, il avait inscrit son nom, l’arrachement forcé de son père à son pays à l’âge de six ans, le vol d’un médaillon contenant le portait d’un fils mort à la guerre par sa grandmère, ces textes viennent indiquer que la volonté de valoriser la présence quotidienne s’élève sur la conscience de la précarité de cette présence, pourchassée par une série de déracinements, de pertes et d’oppressions.

        Unusual Summer a pour enjeu la lutte contre l’effacement : l’image de vidéosurveillance, impersonnelle et à la durée de vie souvent limitée (les capacités de stockage étant elles-mêmes réduites), y trouve une fonction mémorielle, à la fois individuelle et collective. Contrairement à La Mer du milieu, où la lutte se mène contre les images de vidéosurveillance et ce qu’elles absentent, elle se mène ici par les images elles-mêmes, en les scrutant et en rendant visible. Par deux fois, Aljafari manipule l’image pour procéder à un remplissage du champ, réunissant dans l’espace, par incrustation, tous les individus qui l’ont traversé, ou démultipliant, par surimpression, la figure d’un homme qui, jour après jour, attendait son bus. La lutte contre l’effacement passe ici par une intensification de la présence.


        Ailleurs, partout : voyageurs immobiles

        Travailler avec des images de vidéosurveillance, pour un cinéaste, est se confronter à un vide ou à des lacunes de différents ordres : si celles-ci peuvent être dites automatiques d’un point de vue technique, elles sont en même temps les moins à même de fonctionner de manière autonome à l’intérieur d’un film, sauf à produire de l’ennui ou de l’insignifiance. S’emparer de ces images suppose d’organiser une matière déliée de toute continuité dramatique et pose inévitablement une question de montage : mais nos trois exemples indiquent qu’il s’agit peut-être avant tout de mettre au point l’articulation des images avec d’autres composantes, sonores, visuelles ou textuelles, qui peuvent venir en complément, en contrepoint ou en correspondance.

        Ailleurs, partout brasse de nombreuses images de live webcams, mais la matière sonore y est prépondérante. Ayant pour origine la rencontre d’Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter avec un jeune réfugié iranien, Shahin, sa bande-son fait tour à tour entendre la voix de Vivianne Perelmuter racontant leurs échanges, celle de Shahin lisant le compte-rendu de son entretien de demande d’asile, des conversations téléphoniques avec sa famille, ce à quoi s’ajoutent des nappes électroniques et musicales trouées de voix et de chants. S’il n’y a pas ici de bruitage, on aurait sans doute tort d’y voir une volonté d’abstraire les images en minorant les effets de présence, le film, loin de n’entretenir qu’un rapport négatif et distant à ce qui est vu, se construisant plutôt selon un double régime d’écart et de résonance.

        La moisson d’images effectuée n’obéit pas aux mêmes critères que celle de Chapoulie : provenant cette fois des quatre coins du monde, les images ont été choisies en fonction de la situation du personnage et évoluent avec celle-ci (les réalisatrices ont effectué un véritable travail de « veille », se levant parfois au milieu de la nuit pour s’adapter aux fuseaux horaires des différentes caméras repérées). Une première partie donne d’abord à voir des espaces de transit, des routes et des non-lieux. Plus tard, alors que le jeune homme se trouve dans un petit logement en Angleterre, des rues apparaissent, le spectateur pouvant dès lors considérer ces espaces comme des équivalents de celui où il se trouve. Les figures humaines prennent ensuite plus de place alors que le personnage, sans argent pour sortir, n’a plus comme seule occupation que la navigation sur Internet : un rapport de projection s’établit ainsi entre Shahin et ces individus anonymes. Ce rapport est creusé par le choix d’images présentant d’étranges scènes d’employés désœuvrés ou assoupis sur leur lieu de travail, redoublant l’enfermement du personnage et donnant l’impression qu’une étrange dévitalisation se propage à travers le monde.

        Avec la fixité tranchante et surplombante des cadres, l’esthétique de la vidéosurveillance se fait ainsi le reflet d’un monde contemporain qui cloue les êtres sur place et cloisonne les espaces alors même qu’il semble plus que jamais fait pour la circulation. Et le contraste entre la chaleur et le souffle sensible des voix et la froideur de certaines visions se fait par moments saisissant. Pourtant il n’y a pas dans Ailleurs, partout de strict partage entre une composante visuelle qui serait du côté de l’inhumanité et une bande sonore qui serait du côté de l’humain. S’y joue une tension plus subtile à l’intérieur de laquelle la vidéosurveillance est à la fois le moyen d’un contrôle et l’occasion d’une connexion maintenue au monde.

        C’est ce qu’induit un texte s’inscrivant sur l’écran, relayant un échange Facebook : les restrictions subies par Shahin ne lui ôtent pas le désir de voyager et de connaître ce qui l’entoure, aussi continue-t-il à observer l’extérieur sur son ordinateur et reste-t-il capable de faire une expérience de perception, réalisant, confie-t-il, que les ressemblances et les différences ne sont pas là où l’on croit. Comme son titre l’indique, Ailleurs, partout, avec son montage qui nous fait passer d’un bout à l’autre du globe, n’est pas tout à fait étranger au fantasme d’ubiquité qui a souvent été associé à la vidéosurveillance, permettant d’une multitude de caméras à une unique salle de contrôle. Mais, plus qu’une toute-puissance illusoire, le film cherche à atteindre une expérience partagée, établissant à travers le rapport de son personnage et des images une forme de dissémination et de désidentification, spatiale et personnelle : la figure de Shahin, maintenue hors-champ, est à la fois toujours ailleurs que dans l’image et partout en elle et devant elle, à la fois alter ego des anonymes dont les corps apparaissent et alter ego du spectateur, lui aussi isolé et relié au monde via un écran, avec le même désir de voir, la même attention aux particularités.

        Sans jamais annuler l’écart des différents éléments qui le composent, Ailleurs, partout parvient à créer une trame sonore et visuelle immersive, à l’intérieur de laquelle les lieux et les êtres se déplacent. De notre échantillon, c’est à la fois le film le plus abstrait et le plus sensible, et les réalisatrices, en s’emparant des images de vidéosurveillance, en révèlent aussi une richesse esthétique propre, une matière d’image offrant une palette de formes et de couleurs en partie indépendante des paysages ou des espaces filmés. Les optiques inanimées, à force de défauts, de trouées lumineuses, de mises au point instables et pulsatives, s’y rapprochent d’une dimension organique, renforçant le sentiment d’étonnante mobilité procuré par les sautes du montage. Ancré dans la situation de son personnage, Ailleurs, partout cherche ainsi à ouvrir l’horizon à partir des images qui semblent s’y opposer. On y retrouve, alors qu’il approche de son terme, des images d’hôtels, de piscines et d’espaces à vocation touristique qui rappellent La Mer du milieu. Il se termine d’ailleurs sur une plage fréquentée. Seulement l’image est ici ambiguë, entre mélancolie et désir : à la fois décor froid d’un loisir consommé et vision où s’alimente le rêve de trouver une place parmi les autres, un jour, de l’autre côté de l’écran. Faut-il, alors, lever le soupçon qui pèse sur les images de vidéosurveillance ? Sans doute pas, mais celui-ci est à la fois fondé et injuste.

        Leur indignité, les images de vidéosurveillance la doivent avant tout à leur place dans un dispositif visant à contrôler et pénaliser des individus jugés « à risque » qui font la plupart du temps partie d’une population déjà stigmatisée. Faire des films avec la vidéosurveillance, que ce soit pour Chapoulie, pour Aljafari ou pour Ingold et Perelmuter, ne signifie en aucun cas la réhabiliter ou la légitimer dans son usage sécuritaire. Mais, une fois détachées de ce dispositif et articulées avec des voix et des textes, des regards et des histoires, les images de vidéosurveillance redeviennent des images. Images qui, avec leur apparente pauvreté esthétique et leurs défauts techniques, peuvent connaître une forme de rédemption, s’enrichir de différentes valeurs et d’affects. En reléguant toute une partie du monde et de son histoire dans le hors-champ, l’image de vidéosurveillance peut entraîner une perte de réalité, mais elle peut aussi être une trace, un souvenir, et pas seulement une preuve, tout comme elle peut donner permettre un lien avec l’extérieur et une expérience spécifique du monde. Le point de vue distant de la caméra de surveillance peut être celui d’un empire du visible et du contrôle qui souhaite effacer de son tableau toute ombre pour faire place à des individus dociles, adaptés à un tourisme de masse. Mais le cadre immuable de la caméra, ce peut-être aussi une forme d’enracinement. Et le regard policier, d’une image à l’autre, peut aussi se métamorphoser en celui du voyageur.

ENDNOTES
2        Voir par exemple Jean-Louis Comolli et Vincent Sorrel, Cinéma, mode d’emploi. De l’argentique au numérique, Verdier, Lagrasse, 2015, p. 108
Kamal Aljafari
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